Le contexte
Toute recherche sur les villes canadiennes en temps de guerre doit situer le sujet dans le contexte national. Notre objectif n’est pas de reproduire les excellents sites web qui existent déjà sur la Grande Guerre, mais plutôt de combler certains vides et d’ouvrir la voie vers d’autres ressources qui pourraient vous intéresser.
Les tendances démographiques
Les personnes qui désirent explorer les questions démographiques plus en profondeur peuvent télécharger les données de l’Annuaire du Canada 1914. Durant la période précédant la Grande Guerre, le Canada a connu de grands changements. Tout d’abord, dès 1907, la souche de blé Marquis s’avère très profitable pour l’agriculture à grande échelle dans les Prairies. Afin d’attirer de nouveaux immigrants, le gouvernement du Dominion lance une campagne de marketing très agressive en Europe, offrant des terres gratuites et des programmes d’aide au transport. Avec la pénurie de terres gratuites aux États-Unis et des conditions économiques extrêmement difficiles en Europe, le dernier front pionnier de l’Ouest attire les Européens comme le ferait un aimant.
Par contre, l’arrivée massive d’hommes célibataires entraîne un déséquilibre important. Le recensement canadien de 1911 fait état d’un déficit féminin, soit 886 femmes pour 1000 hommes, un déséquilibre plus prononcé dans les provinces de l’Ouest et en milieu rural. En effet, le déficit est de 560 en Colombie-Britannique et de 688 en Saskatchewan. Bien sûr, ce déséquilibre est inversé en Europe, source principale d’immigration. Durant cette période, l’Angleterre fait état de 1068 femmes pour 1000 hommes.
L’immigration dans l’Ouest du pays jumelée à une migration vers l’ouest de nombreux autres Canadiens provoque un autre grand changement pour le pays, soit l’expansion fulgurante de l’Ouest canadien. À l’été 1914, sir Arthur Conan Doyle, le célèbre créateur de Sherlock Holmes, fait une tournée de conférences au Canada. À son retour en Angleterre, il note que « en ce moment, ce dont le Canada a le plus besoin, ce sont des femmes… elle [sic] a besoin de 100 000 femmes… La population stagne parce que trop d’hommes vivant dans l’Ouest ne peuvent se marier… ils travaillent seuls sur leurs fermes et, dès que quelque chose ne va pas, ils se découragent. »[i]
Entre 1901 et 1911, la population canadienne augmente de 34 %. Dans l’Ouest, cette expansion est encore plus frappante. En effet, la Saskatchewan voit sa population passer de moins de 100 000 en 1901 à plus de 500 000 en 1911, devenant ainsi la troisième province en importance quant à sa population. À cause de cet important changement démographique, il est toujours délicat d’affirmer qu’à cette époque la population de l’Ouest canadien est fondamentalement différente de celle de l’Est, car elle est principalement composée de nouveaux arrivants.
Parallèlement, on assiste à une forte urbanisation. La population des villes augmente de 62 % alors que la population rurale n’augmente que de 17 %. En 1911, à peu près un Canadien sur trois vit dans une ville de plus de 5000 habitants. C’est dans les Prairies que l’on retrouve la plus grande croissance urbaine. Regina, Calgary et Edmonton qui étaient des villages de moins de 4500 habitants obtiennent le statut de villes de plus de 30 000 habitants. En 1901, Saskatoon était une minuscule colonie de tempérance de 113 personnes. En 1911, elle est devenue une ville de plus 12 000 habitants.
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[i]Sandra Gwyn, dans Conan Doyle in Tapestry of War, 17
L’économie
En 1914, les conditions économiques sont mal en point. La dépression, qui était devenue un sérieux problème à l’été 1913, demeure forte, en particulier pour la main-d’œuvre urbaine. Le début de la guerre marque une dégradation continue des conditions de vie, car l’arrêt du commerce transatlantique déstabilise les sources de matières premières et d’équipements ainsi que les marchés pour les produits agricoles et manufacturiers.[ii] L’ensemble de ces facteurs, soit un surplus d’hommes, un grand nombre de récents immigrants britanniques et un haut taux de chômage, fournit un riche bassin de main-d’œuvre qui alimente la flamme patriotique allumée par le déclenchement de la guerre.
[ii]Annuaire du Canada 1914, 526.
Le gouvernement
En 1914, le Canada est loin d’avoir acquis une indépendance complète. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 avait été promulgué par le parlement britannique et pouvait être amendé par une majorité simple. Bien qu’en pratique une telle décision ne pouvait être prise que conjointement avec le gouvernement du Dominion, il n’y avait en fait aucune exigence juridique à cet égard. L’Acte donnait aussi au gouvernement britannique le droit de désavouer toute loi du gouvernement du Dominion qu’il pensait aller à l’encontre de ses intérêts. Même si le ministère des Affaires extérieures avait été créé en 1912, sa capacité d’action était limitée. À cette époque, les traités internationaux étaient généralement négociés par des pouvoirs souverains. Comme il n’y avait qu’un souverain dans l’Empire, le pouvoir de signer des traités était donc réservé au gouvernement britannique et les dominions qui cherchaient à conclure des ententes avec les autres nations ne pouvaient le faire qu’avec le consentement et l’assistance du gouvernement britannique. La même approche s’appliquait à la déclaration de guerre. De par sa nature, il s’agissait d’une déclaration faite par le souverain et, une fois faite, elle s’appliquait également à toutes les parties de l’empire. Dans ce type d’environnement, le gouverneur général était « le représentant direct du Souverain et responsable au Gouvernement Impérial [et non devant le gouvernement du Canada] dans l’accomplissement de ses importantes fonctions ».[iii] Ce lien avec le gouvernement de Londres voulait dire que le gouverneur général détenait un énorme pouvoir – d’autant plus lorsque le gouverneur général était l’oncle du roi, le feld-maréchal prince Arthur, duc de Connaught et Strathearn. Le Duc était un soldat professionnel qui avait longtemps servi l’Empire, notamment au Canada durant les raids fenians et en Afrique du Sud pendant la guerre des Boers. En juin 1914, vêtu de son uniforme de feld-maréchal, Connaught observait un entraînement militaire au camp Petawawa près d’Ottawa alors que dix mille miliciens simulaient une bataille sur une durée de trois jours. Une telle marque d’attention de la part d’un haut gradé britannique était perçue comme de l’interférence par le bouillant ministre de la Milice, Sam Hughes. De son côté, Connaught éprouvait une vive antipathie pour Hughes, qu’il considérait comme un grossier personnage. [iv]
[iii] Annuaire du Canada 1914, 1
[iv]Tim Cook, The Madman and the Butcher, 44
L’armée
La guerre en Afrique du Sud avait profondément marqué l’armée canadienne. L’idée même qu’un citoyen-soldat tireur d’élite pouvait arriver à bien se débrouiller sur le terrain contre une armée professionnelle avait provoqué une onde de choc par rapport aux façons de faire de l’armée britannique. Lorsque le major général, le comte de Dundonald, a été envoyé au Canada pour être le dernier officier britannique qui serait commandant en chef de l’armée canadienne, il a facilité la mise en place de ces nouvelles idées déjà connues des Canadiens qui avaient combattu avec lui contre les forces irrégulières boers. Dans un discours prononcé au Cercle canadien d’Ottawa en 1903, il décrivait ainsi sa contribution :
« L’armée idéale est une armée… composée de citoyens très organisés qui quittent temporairement leur emploi pour défendre leur terre natale, la force permanente étant composée de spécialistes qui servent d’instructeurs… ».[v]
L’armée n’était pas vue comme une force qui pouvait être déployée immédiatement sur le terrain européen, mais plutôt comme une armée économique qui pouvait assurer une bonne défense sur le front intérieur. Les souvenirs de la rébellion de Riel et des raids fenians étaient frais à la mémoire de la population. La pensée militaire tenait encore compte de la menace américaine et de leur croyance en une destinée manifeste.
Bien que la réforme proposée par Dundonald n’ait jamais été complétée, ses grandes lignes ont façonné l’armée canadienne. En 1914, la qualité de la milice varie beaucoup à travers le pays. Certains régiments dans les milieux urbains jouissent du soutien de riches bienfaiteurs et occupent un haut rang dans l’échelle sociale. Mais trop souvent, l’attention se porte plus sur l’aspect cérémonial et les parades que sur les habiletés au combat. L’adresse au tir étant considérée comme la qualité principale du bon soldat, de nombreux champs de tir et lieux d’entraînement avaient été construits au cours de la période d’avant-guerre. Le gouvernement avait donné son accord pour la création de clubs de tir civils. Quant au tout nouveau mouvement de cadets, il cherche à faire adopter l’idée que le service militaire est un élément de la vie citoyenne. En 1914, il y a plus de 40 000 membres dans les associations de tir militaires et civiles et autant de cadets dans les corps de cadets scolaires.[vi]
Certains ont tendance à voir l’armée de 1914 comme une armée minuscule et peu préparée pour la guerre. Il peut être utile de fournir une certaine perspective en comparant les chiffres de 1914 à ceux d’aujourd’hui. Bien que peu entraînée et mal équipée lorsqu’on la compare à la milice canadienne du début du XXIe siècle, la milice de 1914 est omniprésente. Chaque ville, quelle que soit sa taille, possède une milice. Même si la force canadienne était quelque peu débraillée, on doit reconnaître que réussir à déployer plus de 30 000 hommes en deux mois vers l’Angleterre et à envoyer une division de 18 000 hommes en France dès février 1915 constitue un remarquable accomplissement. On peut même se demander si le Canada pourrait reproduire un tel fait d’armes aujourd’hui, même avec un bassin de population beaucoup plus grand.
[v] Cité par James Wood, Militia Myths, 105
[vi]James Wood, Militia Myths, 279