Canada en guerre

Rédiger la microhistoire des communautés de nos villes, c’est comme utiliser un microscope pour obtenir de nouvelles données sur les conditions d’un vaste écosystème. Étudier la présence ou l’absence d’une seule plante ou d’un seul échantillon de terre ne peut remplacer les études à grande échelle, mais cela peut remettre en question certaines hypothèses ou attirer l’attention sur de nouveaux domaines de recherche. Parallèlement, la microhistoire peut remettre en question ou renforcer les hypothèses généralement véhiculées sur la Grande Guerre et porter notre attention sur des idées jusque-là inexplorées. Bien que la microhistoire nous permette d’acquérir une compréhension plus exhaustive de notre sujet, il y a cependant un risque de la réduire à des détails sans importance. Ainsi, afin de maintenir un équilibre, notre propos doit être fermement ancré dans son époque et son environnement physique.

 

Le contexte historique

Les « faits » relatifs à la Grande Guerre sont bien établis. On peut donner avec une quasi-certitude le moment et le lieu de telle bataille ainsi que le type de troupes et le nombre de soldats, et, dans plusieurs cas, on peut même retracer le sort de chacun des soldats. Là où l’histoire intervient, c’est dans la façon d’utiliser ces faits. Dans un sens, un historien est comme un avocat qui rassemble des faits, présente des arguments quant à leur pertinence et propose une trame sous forme d’hypothèse. Comme dans une procédure juridique contradictoire, chaque protagoniste peut tirer des conclusions très différentes à partir des mêmes faits.

En étudiant les interprétations contradictoires qui existent sur la Grande Guerre, nous pourrions être tentés de construire de grands modèles qui se situent hors du courant principal. Les premières représentations de cette guerre comme évènement héroïque et élément fondateur de la nation ont été érodées au fil des ans pour être remplacées, dans les années 1930, par un portrait texturé d’absurdité, d’incompétence et de tragédie. Après la Seconde Guerre mondiale, l’intérêt pour la Grande Guerre avait disparu. Ce désintérêt a ensuite fait place à de nouvelles interprétations qui, au cours des dernières années, ont finalement atteint un certain équilibre. Bien que cet équilibre ait pu fluctuer avec le temps, les discussions portent principalement, encore aujourd’hui, sur ces deux thèmes contradictoires : une tragédie futile ou, au contraire, un évènement héroïque et un élément fondateur de la nation.

Cette contradiction se retrouve, du moins en partie, dans les poèmes de Siegfried Sassoon et de John McCrae. Au Canada, chaque année au jour du Souvenir, on récite fidèlement le poème de McCrae devant des foules silencieuses, les exhortant à « porter l’oriflamme ».[1] Quant à la désillusion de Sassoon par rapport à ce « salaud incompétent » (incompetent swine), elle résonne encore dans les œuvres d’auteurs comme Paul Fussell.[2] Ces opinions contradictoires sur la Grande Guerre sont également visibles dans la divergence des écrits sur l’expérience vécue par les Canadiens et les Britanniques, des opinions façonnées en partie par les perceptions nationales de deux batailles, la bataille de la Somme en 1916 et la bataille de la crête de Vimy en 1917. Fussell poursuit cependant un second courant qui n’est pas relié à la question de la futilité de cette guerre. Il suggère que les élites dominantes, en planifiant de façon intentionnelle un programme de tromperie, de censure et de propagande, ont façonné le discours officiel de la guerre. Cette manipulation aurait garanti le soutien constant de la population envers la guerre et établi le mythe de l’héroïsme, mythe encore vivant aujourd’hui. Au Canada, ce second courant de pensée continue d’alimenter les diverses interprétations historiques.

Au Champ d’honneur

(Adaptation du poème: In Flanders Fields, de John McCrae)

Au champ d’honneur, les coquelicots
Sont parsemés de lot en lot
Auprès des croix; et dans l’espace
Les alouettes devenues lasses
Mêlent leurs chants au sifflement
Des obusiers.

Nous sommes morts
Nous qui songions la veille encor’
À nos parents, à nos amis,
C’est nous qui reposons ici
Au champ d’honneur.

À vous jeunes désabusés
À vous de porter l’oriflamme
Et de garder au fond de l’âme
Le goût de vivre en liberté.
Acceptez le défi, sinon
Les coquelicots se faneront
Au champ d’honneur.

*Adaptation française du major Jean Pariseau

Les historiens canadiens ont d’abord suivi le modèle britannique en représentant une guerre d’héroïsme dans une série de récits non officiels. Même la représentation de la bataille sanglante de la Somme faisait écho au discours britannique officiel voulant que cette bataille ait fait tourner le vent et brisé le moral de l’ennemi.[3] Le langage utilisé dans les premiers récits apparaît excessif, glorifiant les troupes canadiennes et diffamant l’ennemi. Aujourd’hui, ces récits sont perçus comme le début d’un long processus dépeignant le Corps expéditionnaire canadien (Corps canadien) comme l’incarnation de la nation.[4]

 

La crête de Vimy – le développement du mythe

Le traitement de la bataille de la crête de Vimy fait ressortir le gouffre entre les historiens canadiens et britanniques, entre autres. Ces derniers ont représenté Vimy comme un évènement mineur, une action de la bataille d’Arras. Dans ses dépêches, Haig n’a accordé que deux paragraphes à Vimy. Pour l’historien Liddell Hart, Vimy était une action de soutien bien planifiée à l’intérieur d’un échec stratégique.[5] En revanche, les comptes rendus canadiens ont élevé Vimy au statut d’icône.

Publiée en 1964 après de nombreux retards, l’histoire officielle de Nicholson évite généralement le langage héroïque des premiers récits. Néanmoins, il supporte clairement le thème de Vimy comme élément fondateur de la nation. Au début, il décrit la bataille comme une diversion sans grande importance stratégique à cause de l’échec de l’offensive principale française menée par Nivelle. Malgré cette évaluation réaliste, Nicholson reconnaît qu’entre le moment de la bataille et celui de la publication de son histoire officielle, Vimy était devenue une icône nationale :

« Pour le Canada, cette bataille revêtait une grande importance nationale. Elle démontrait à quel point le Corps canadien était devenu une arme puissante et efficace. Pour la première fois, les quatre divisions canadiennes ont attaqué ensemble. Les bataillons étaient formés de soldats provenant de toutes les parties du Canada et se battant côte à côte. Aucune autre opération de la Première Guerre mondiale ne sera évoquée par les Canadiens avec autant de fierté, la fierté d’un effort commun et soutenu ayant mené aux accomplissements. »[6]

Les soldats du Corps canadien sont ressortis de la bataille comme les « troupes de choc » de l’Empire qui ont été à la tête des armées alliées durant les cent derniers jours jusqu’à la victoire ultime. Dans un documentaire de la CBC, Brian McKenna en parle ainsi : « À Vimy et ailleurs, les troupes canadiennes ont obtenu des victoires épiques et nécessaires, à un coût effroyable. Ce qu’elles ont réalisé fait partie de nous. C’est inscrit dans notre ADN. »[7] Dans son œuvre monumentale en deux volumes sur la Grande Guerre, Tim Cook consacre quatre chapitres à la bataille de Vimy. Même s’il en dépeint le coût sanglant avec minutie, il finit par conclure que « les nations, spécialement les jeunes nations, ont besoin de symboles. … Vimy… demeure un indicateur symbolique important dans le cours de l’histoire canadienne… et c’est bien ainsi. » Cook et la plupart des historiens canadiens se placent résolument sous la bannière de John McCrae, celle qui propose cette guerre comme un élément fondateur de la nation. Ils reconnaissent cependant que la guerre, tout en unifiant la presque totalité du pays, a ouvert une fissure profonde et durable entre la minorité francophone et le reste du pays.

La désillusion et le rôle de la propagande et de la censure

Les historiens qui ont adopté la perspective britannique livrent un récit très différent, un récit concentré sur la bataille de la Somme. La une des journaux du jour le plus sanglant de l’histoire des forces armées britanniques titrait « Jusqu’à maintenant, la journée se déroule bien pour l’Angleterre et la France. – Pour autant que l’on puisse en juger, nos pertes ne sont pas élevées ».[8] Des récits plus détaillés publiés en 1916 ont justifié les pertes énormes comme étant « le déclenchement de la bataille de l’usure ». Cette bataille a été présentée comme le tournant de la guerre, le moment où les forces alliées ont pris l’offensive. Le langage utilisé dans ces rapports est nettement héroïque, regorgeant de mots comme chevalerie et courage. L’infanterie était « digne des plus grandes traditions de notre race ».[9] La campagne de propagande pour façonner la perception de la population fut immédiate et intensive. Le compte rendu de John Buchan offrait un contraste saisissant entre l’image héroïque du soldat britannique et celle de l’ennemi féroce, mais barbare, un « tueur d’enfants qui avait peur de son ombre et qui ne désirait qu’une chose, être fait prisonnier. »[10] Cet effort de manipulation de l’opinion publique jumelé au nombre terrifiant de morts et de blessés est au cœur du courant historique de Sassoon. Le second courant, l’image de la futilité de la guerre, verrait bientôt le jour.

L’attaque portée à l’histoire héroïque officielle n’a réellement commencé qu’après la mort de sir Douglas Haig en 1930 lorsque sir Basil Liddell Hart a publié The Real War (renommé ultérieurement History of the First World War). Sur les premiers jours de la bataille de la Somme, il écrit ce commentaire :

« On peut à peine croire qu’une personne douée du moindre bon sens et d’une quelconque connaissance du passé ait lancé des troupes d’attaques en utilisant une telle méthode à moins d’avoir été aveuglée par sa propre confiance dans l’effet des bombardements. »

Le thème de généraux incompétents menant de braves soldats désillusionnés à leur perte a eu son écho dans la littérature populaire, comme dans les romans À L’ouest, rien de nouveau (All Quiet on the Western Front) de Remarque et L’adieu aux armes (A Farewell to Arms) d’Hemingway, publiés en 1929. L’idée de tromperie était toutefois absente de l’histoire rédigée par Liddell Hart.

Cette idée de tromperie sera reprise plus tard par les historiens sociaux et culturels. Dans ses chapitres sur la Grande Guerre, Phillip Knightley dévoile l’énorme programme de propagande derrière l’effort de guerre britannique, notamment des falsifications souvent délibérées. Bien que la recherche de Knightley sur la propagande et les correspondants de guerre soit irréfutable, ses conclusions sont teintées par le mouvement anti-guerre des années 1970 et ses conclusions vont parfois trop loin. Et, bien qu’il reconnaisse les conséquences d’évènements comme le naufrage du Lusitania, la guerre sous-marine sans restrictions et le télégramme de Zimmermann, il considère que c’est l’efficacité de la propagande britannique qui a transformé le sentiment de neutralité de la vaste majorité des Américains en 1916 en une « haine à l’égard de tout ce qui est Allemand » en 1917. Malheureusement, il offre bien peu d’arguments pour en démontrer la relation de cause à effet ou pour accréditer les efforts du programme de propagande allemand.[11] Néanmoins, son travail fournit un avertissement aux personnes qui utilisent les sources journalistiques et constitue un point de référence utile pour notre étude de la couverture journalistique dans les villes canadiennes.

Le travail de Paul Fussell, rédigé à peu près à la même époque, offre un modèle similaire. Dans The Great War and Modern Memory, il présente une étude littéraire et culturelle de la guerre qui dépasse le travail du correspondant de guerre dans le but d’émettre une hypothèse plus vaste. Il est intéressant de constater que, lui aussi, cite Sassoon et qu’il inclut la version complète du poème The Hero. Fussell place l’élite intellectuelle dans un combat avec ces gens de moindre valeur qui commandent les armées et les nations. Répétant les erreurs de Knightley, il conclut audacieusement :

« En effet, la performance du général Haig a laissé des traces profondes et il y a encore des personnes qui, bien que dotées d’imagination et d’intelligence, sont convaincues que tous les leaders civils et militaires sont et resteront des incapables. On pourrait dire de Haig qu’il a établi ce paradigme. Son manque flagrant d’imagination et de culture semble avoir fourni le modèle du Grand Homme qui perdure depuis ce temps. »[12]

Fussell a été sévèrement critiqué pour sa représentation simpliste et souvent fautive de la guerre.[13] On retrouve un exemple typique de ses généralisations grossières dans ce commentaire sur la cause et la futilité de la guerre :

« Chaque guerre est ironique, car chaque guerre est pire que prévu. Chaque guerre est paradoxale, car les moyens utilisés sont sans commune mesure avec sa finalité. Lors de la Grande Guerre, huit millions de personnes ont perdu la vie parce que deux personnes, l’archiduc Franz Ferdinand et son épouse, avaient été abattues. »[14]

Malgré ces manquements sérieux, Fussell fournit un apport précieux comme analyste de la représentation culturelle et littéraire. Il nous met en garde sur la façon dont les mots façonnent nos perceptions et sur la façon dont le langage a changé la nature de la guerre. Utilisant des arguments convaincants, il soutient que la guerre n’a pas seulement perturbé la vie économique et politique mondiale, mais qu’elle a aussi brisé la stabilité d’un monde social et culturel.

Dans The Smoke and the Fire paru en 1980, John Terraine fournit la première réfutation cinglante du travail de Fussell et des autres mythologues de la Grande Guerre. Terraine commence par exposer certains des premiers mythes de la guerre, commençant par les Anges de Mons et allant jusqu’au viol de la Belgique, avant d’énoncer un nombre impressionnant de statistiques comparées qui brisent l’image des pertes britanniques présentée par Fussell. Il termine en attaquant ce qu’il décrit comme « un instinct profondément enraciné et peut-être indéracinable d’autodénigrement anglo-saxon »[15] et la construction d’un conflit sans objet précis. En avançant dans notre étude, nous verrons que le dragon historique combattu par Terraine, celui de la futilité de cette guerre, n’a jamais vraiment fait sentir sa présence en sol canadien.

Les écrits récents sur la Grande Guerre ont adopté une approche plus équilibrée tout en y incorporant certains outils des historiens culturels et sociaux. Le récit de John Keegan poursuit le modèle entamé dans The Face of Battle, mais se concentre cette fois strictement sur la vie au front.[16] The Great War 1914-1918 d’Ian Beckett est plus utile à notre propos. En rejetant une approche narrative pour plutôt adopter une analyse thématique, il couvre un vaste éventail de sujets qui incluent la guerre et la société, l’économie, la politique, la conscription et même la mémoire et la commémoration. Parce qu’il incorpore du matériel provenant de sources canadiennes et australiennes ainsi que des expériences britanniques, son travail fournit un point d’entrée utile. Quant à Forgotten Victory de Gary Sheffield, le livre aide quelque peu à neutraliser l’image des « lions commandés par des ânes » qui prévalait dans les premiers comptes rendus britanniques. Il offre aussi une interprétation plus généreuse de la contribution du Corps canadien, reconnaissant par exemple que « le triomphe des Canadiens à Vimy a eu tendance à éclipser les réalisations de la Troisième Armée au sud ». De plus, il ajoute foi à l’importance stratégique de Vimy pour bloquer l’offensive allemande en 1918.[17]

 

Les interprétations canadiennes contemporaines

Les historiens canadiens Jack Granatstein et Desmond Morton ont posé une solide fondation dans leurs travaux sur le Canada durant cette guerre, mais leurs efforts ont été en grande partie supplantés. Pour comprendre les combats canadiens sur le front occidental, les deux volumes de Tim Book, Canadians Fighting the Great War, demeurent le meilleur compte rendu même si ce récit est fermement enraciné dans la tradition du discours dominant de la guerre comme élément fondateur de la nation. Pour sa part, Marc Milner rend des services inestimables avec son récit sur les débuts de la MRC (Marine royale du Canada) qui inclut des détails sur la base d’Esquimalt avant et après la guerre. Cependant, les travaux thématiques qui traitent de la vie sur le front intérieur canadien sont plus utiles à notre recherche.

Le premier, Militia Myths de James Woods, peint un portrait fascinant de la milice comme cœur social de plusieurs communautés canadiennes. Il présente des forces de réserve qui possèdent des habiletés diverses selon le niveau de soutien des riches donateurs et des élites sociales. Là où les élites communautaires et la richesse étaient au rendez-vous, les unités ont connu la prospérité. Woods soutient que l’intérêt des élites portait surtout sur les cérémonies et les activités sociales, comme les orchestres de régiments, les uniformes colorés et les évènements mondains qui avaient préséance sur l’efficacité de l’entraînement militaire bien que, dans certains centres urbains à tout le moins, des unités de la milice aient atteint un certain niveau de compétence. D’un autre côté, le grand nombre de réservistes et l’expansion des champs de tir et des sites d’entraînement d’avant la guerre jumelée au prestige des commandants sont au cœur de la réussite de la mobilisation canadienne. Notre étude de Victoria fournit une occasion assez unique. En effet, nous aurons la possibilité d’étudier l’interaction du recrutement de la marine et de l’armée avec le rôle de la Réserve navale.

Dans Death So Noble de Jonathan Vance, nous plongeons dans une perspective d’après-guerre. Vance présente un contraste marqué avec le portrait de Fussell qui soutenait que l’idéalisme national d’avant-guerre s’était transformé en désespoir et en désillusion. Vance soutient qu’au Canada, le langage héroïque et assez romantique de la période de l’avant-guerre n’est pas simplement utilisé dans les écrits, mais aussi sur les monuments, les vitraux et lors des cérémonies publiques. Il rejette l’argument de Fussell à propos d’élites sociales qui auraient façonné ces mythes. Il écrit :

« Ne pas tenir compte des principaux souvenirs parce qu’ils seraient le résultat d’une manipulation de l’élite équivaut à léser le vétéran illettré du nord de l’Alberta qui se rappelle avec nostalgie les estaminets français, la célibataire sans le sou de Vancouver qui a versé un dollar au fonds pour le monument de guerre ou la jeune élève qui a paradé avec fierté le jour du Souvenir dans les rues de la Nouvelle-Écosse. Ces gens ont adopté le mythe, non pas parce que les élites de la société l’avaient enfoncé dans leur tête à force de répétitions, mais parce qu’il répondait à un besoin, qu’il expliquait le passé ou qu’il offrait la promesse d’un avenir meilleur. Ils n’ont pas simplement adopté ce mythe : ils ont participé à sa création. »[18]

Les deux prochaines recherches se situent en parallèle du grand débat que j’ai placé sous les bannières poétiques de McRae et Sassoon. L’étude de Jeffery Keshen, Propaganda and Censorship in Canada’s Great War, publiée en 1996, trace le portrait d’un gouvernement qui contrôle le discours public, contrôle qui est à la fois plus envahissant et plus efficace que les campagnes similaires menées en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les deux personnages principaux en sont le lcol Ernest Chambers, le chef de la censure au Canada, et Max Aitken (qui deviendra lord Beaverbrook), le témoin oculaire du Canada en Europe. Keshen fournit une recension exhaustive des règlements et des directives qui ont donné à ces hommes le pouvoir sans précédent de contrôler et de façonner l’information sur la guerre. Ils ont non seulement entravé le flux d’information vers l’ennemi, mais de manière plus importante, ils ont soutenu le moral des civils et l’appui à la guerre malgré le nombre grandissant de pertes de vies humaines. Keshen décrit leurs actions comme « un des affronts les plus répréhensibles à la démocratie dans l’histoire du pays ».[19] Il ne va pas aussi loin que Fussell dans sa condamnation de la moralité de la guerre, mais il appuie l’hypothèse générale selon laquelle le soutien de la population était basé sur un tissu de mensonges. Plutôt que d’établir le mythe de l’élément fondateur de la nation, les récits d’après-guerre ont simplement continué à bâtir sur le mythe déjà mis en place par les propagandistes en temps de guerre.

En contraste, Ian Miller présente des arguments en faveur d’une population lettrée et bien informée qui était parfaitement au courant de la terrible réalité existant sur le front occidental. Son étude de Toronto pendant la Grande Guerre est la meilleure recherche portant sur le front intérieur qui traite d’une seule communauté et qui fournit un modèle utile pour notre recherche. Dans Our Glory and Our Grief, il tisse une approche à la fois thématique et narrative qui amène quelques répétitions, mais qui permet au lecteur d’étudier plus à fond des sujets spécifiques comme le recrutement, le rôle des femmes ou la conscription. L’excellent matériel contenu dans les annexes permet de ventiler la composition ethnique et religieuse de la communauté. Il remet en question les arguments de Fussell, soutenant, qu’à tout le moins à Toronto, ceux qui se sont engagés et la vaste majorité de ceux qui ont appuyé la guerre n’avaient pas été trompés ou dupés par la propagande de guerre. Plus précisément, il confronte les arguments avancés par Jeffrey Keshen selon lesquels la propagande et la censure étaient si omniprésentes que les Canadiens ont appuyé un conflit sanglant auquel ils se seraient peut-être opposés s’ils n’avaient pas été victimes de duperie. Le contre-argument de Miller est basé sur un examen détaillé, non seulement des journaux de Toronto, mais aussi d’une sélection de documents personnels, de pamphlets, de données et d’archives des églises catholiques romaines et protestantes. Miller soutient que l’omniprésence de la propagande a été compensée par d’autres sources, incluant des lettres personnelles et des discussions avec des vétérans ainsi que des rapports américains et même allemands. D’après Miller, cacher la réalité inéluctable d’un front presque immobile et du nombre grandissant de morts et de blessés était simplement au-delà de la capacité de tout propagandiste. Les Torontois, soutient-il, n’ont pas esquivé la réalité de la guerre, mais ont plutôt été des observateurs intelligents qui, à quelques exceptions près, ont continué de soutenir la guerre du début à la fin. Il offre un portrait saisissant de plusieurs vétérans ayant expérimenté la vie au front et qui étaient parmi les plus ardents défenseurs de l’effort de guerre. Alors que la guerre progressait et que la population devenait plus consciente de l’affreuse réalité, le discours s’est transformé, passant de la grande aventure pour maintenir l’honneur de l’Empire contre le méchant Kaiser à une croisade sacrée contre un ennemi dépravé. On pourrait presque entendre l’appel de McCrae qui nous exhorte à « porter l’oriflamme ». Malheureusement, Miller cintre étroitement son étude dans les périodes situées entre la déclaration de la guerre et l’armistice. Nous en apprenons peu sur le Toronto d’avant-guerre ou sur la façon dont s’est déroulée la réinstallation d’après-guerre. Il est d’accord avec Keshen sur au moins un aspect, soit qu’à la fin de la guerre, le mythe national canadien était bien établi. Il rejette ainsi l’hypothèse de Vance selon laquelle « les Canadiens ont créé un ‘mythe’ qui leur a donné un ‘héritage fait non pas de désespoir, d’errance et de futilité, mais d’espérance, de conviction et de bonté’ ». Miller soutient que

« l’expérience de Toronto démontre qu’il n’y avait aucun besoin pour les Canadiens de créer un tel mythe. Ils ne faisaient que se souvenir de leurs expériences, célébrant la gloire et le chagrin. Ils étaient déjà convaincus, sur la base de leurs expériences, que la guerre avait été utile et nécessaire. »[20]

Serge Marc Durflinger, dans son excellente collection d’essais War and Society in Post –Confederation Canada, présente la réfutation de Keshen par rapport aux arguments de Miller sur une population informée. La présentation est très intéressante. Chaque section juxtapose des documents historiques avec des commentaires contemporains, comme le discours de 1911 à l’Empire Club de Toronto sur la valeur de l’entraînement des cadets suivi de commentaires sur la virilité et le militarisme.[21] Le sujet de la censure fait l’objet du même traitement. Dans ce cas, c’est le propre essai de Keshen sur l’étude des journaux d’Ottawa qui est précédé d’extraits des règlements en temps de guerre.[22] Ici, Keshen répond directement à la critique de Miller. Il soutient qu’Ottawa est plus représentative de l’ensemble de la nation. Au moins, à Ottawa, les journaux ont suivi la ligne officielle sans presque jamais en dévier. Mieux, ils sont montrés comme des complices de la duperie. Malheureusement, Keshen continue de se concentrer exclusivement sur des sources journalistiques. En substance, le conflit entre Miller et Keshen revient à décider si on choisit de croire que la propagande et les journaux ont réellement déterminé les croyances de la population. Nous verrons si notre recherche appuiera les conclusions de Miller ou de Keshen. Ce qui est certain, cependant, c’est que l’examen plus pointu des villes canadiennes en temps de guerre révèlera que la diversité des expériences vécues dans les communautés canadiennes aura été grandement occultée par le récit national dominant.


[1] Ian F. W. Beckett. The Great War 1914-1918. Chapter 12 “Wastelands” contrasts memory, commemoration and cultural impacts in Britain with Canada and other commonwealth countries.

[2] Paul Fussell, The Great War and Modern Memory.

[3] P. A. Errett, “The Somme Offensive.” In Canada in the Great War, Vol. VI the Turn of the Tide. Memorial Edition ed. Vol. IV, 15.

[4] See Jonathan F. Vance. Death So Noble – Memory, Meaning and the First World War.

[5] B.H. Liddell Hart. History of the World War 1914-1918, 314.

[6] Colonel G. W. L. Nicholson. Canadian Expeditionary Force 1914 – 1918., 267.

[7] Stephen Cole , quoting Brian McKenna in “Birth of a Nation: Brian McKenna revisits Vimy and Passchendaele in The Great War” at http://www.cbc.ca/arts/tv/birthofanation.html

[8] Lloyds Weekly News, 2 July 1916, front page, viewed on Newspaperarchive.com

[9] Boraston, Lieut-Colonel J.H. ed. Sir Douglas Haig’s Despatches (December 1915 – April 1919), 59.

[10]John Buchan, The Battle of the Somme, First Phase. 69.

[11] Phillip Knightley, The First Casualty, 121.

[12] Paul Fussell, The Great War and Modern Memory, 12

[13]  See Robin Prior and Trevor Wilson, “Paul Fussell at War” in War in History” 1994 1, 63-80 http://wih.sagepub.com/content/1/163.citation

[14] Paul Fussell, The Great War and Modern Memory, 7

[15] John Terraine. The Smoke and the Fire. 220.

[16] John Keegan. The First World War, New York: 1999

[17] Gary Sheffield. Forgotten Victory. 195

[18] Jonathan Vance. Death so Noble,  267

[19] Jeffery Keshen. Propaganda and Censorship in Canada’s Great War, 109.

[20] Miller, Our Grief and our Glory, 198.

[21] Mark Moss. “Manliness and Militarism: Educating Young Boys in Ontario for War” in J. Keshen and M Durflinger eds. War and Society in Post-Confederation Canada.

[22] Jeffrey Keshen. “Ottawa Newspapers fight the First World War” in J. Keshen and M Durflinger eds. War and Society in Post-Confederation Canada.

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